Night City - Une réflexion sur le cyberpunk

Night City - Une réflexion sur le cyberpunk
par CekterDown

En ce moment, je parcours les rues de Night City. Depuis sa mise à jour 2.0, Cyberpunk 2077 est devenu vraiment plaisant à jouer. Pour ma part, il m'a réconcilié non seulement avec lui, mais avec le genre cyberpunk. Je ne joue même pas réellement, dans le sens où je ne fais ni la quête principale, ni les quêtes secondaires. J'effectue parfois quelques contrats pour des fixers, faut bien gagner un peu sa vie. Mais globalement, j'arpente la ville, je flâne, j'observe mes concitoyens virtuels. Et je réfléchis.

Que me montre cette ville ? Tout d'abord, un endroit où les potards des 80's fantasmés sont poussés à fond. Japonisme triomphant, structures citadines lorgnant vers Hong Kong, gangs ultra violent et bigarrés, publicités outrancières et tenues qui ne le sont pas moins. Tout dégueule le bling-bling, le chrome, la drogue, la violence.

C'est la première lecture. Immédiate, brutale, elle vous saute au visage. C'est aussi, malheureusement, là que va s'arrêter pas mal de monde. C'est aussi ce qui fait un peu trop utiliser le mot cyberpunk dès qu'il y a trois modifications corporelles et une mégacorporation dans l'équation. Pourtant le cyberpunk ce n'est pas uniquement cela, c'est beaucoup plus insidieux. En effet, qu'elle soit satisfaisante pour certains, ou repoussante pour d'autres, cette vision se doit d'être dépassée, car la véritable structure du cyberpunk est ailleurs, plus loin. Quand je pense à Night City et, partant, à l'univers cyberpunk, j'ai ce titre qui me vient en tête : The Downward Spiral de Nine Inch Nails.

Le cyberpunk est une longue spirale descendante. Une descente aux enfers dans ce que l'homme peut faire de pire. Un enfer quotidien.

Le cyberpunk, c'est surtout du current-apo, une apocalypse lente, une dégradation de l'humain qui, loin d'être transcendé par la technologie, pourrit en se croyant sublimé. Il ne s'agit en aucun cas d'un univers cool et violent. Il est un univers qui se meurt en se croyant "au top". Tout s'effondre, mais lentement. C'est comme observer un accident de voiture au ralenti. Les gens se modifient pour des raisons esthétiques ou de performance. Et je ne parle pas ici de se faire un tatouage ou un piercing, mais bien de se faire couper un membre en parfait état de marche pour en avoir un plus performant, ou plus brillant. On se fait des trous dans le cerveau, on change nos yeux, on se remplace petit à petit.

C'est de cette mutilation volontaire en vue d'une amélioration performative dont il est question. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle n'est pas la conséquence d'une dégradation généralisée, mais bien sa source. Le degré d'acceptation qu'il faut atteindre pour supporter de telles modifications, nommées "augmentations", montre surtout une fracture psychique dans notre rapport au corps. Le reste n'est alors que conséquence. Mon corps devient un "vaisseau", un simple véhicule qu'on peut améliorer, changer, modifier, presque à l'envie. Il devient la seule expression qui compte, le centre de l'univers.

Avec un tel degré d'égoïsme conduisant à la propre négation de soit, comment alors imaginer autre chose qu'un monde entier tout aussi égoïste ? Pourquoi arrêter du fumer alors que je peux me faire remplacer mes poumons par des filtres plus performants ? Et partant de là, pourquoi est ce que je m'intéresserais à la pollution globale ? Vous n'avez qu'à changer de poumons vous aussi...

Le délire transhumaniste trouve ici son expression finale. L'augmentation fait de nous des machines bien moins autonomes qu'avant. Nous ne sommes plus rien en croyant pouvoir être tout. Le métal rencontre la chair et rouille. De fait, l'ensemble de la société rouille également. Le tissu social se désagrège de n'avoir que des individus centrés sur leur nombril et pour qui plus ne compte d'autres qu'eux-mêmes. Plus de tissu social donc plus de vues à long terme. Tout devient immédiat, quotidien, et à très courte vue. On ne voit même plus la branche qu'on est en train de scier, alors de là à se rendre compte qu'on est dessus...

Ce current-apo en slow motion, ce nihilisme rampant, est ce qui me plaît le plus dans l'univers cyberpunk. Car ce n'est, à mes yeux, qu'un reflet à peine déformé de notre monde tel qu'il est. Oh, bien sûr, on n'en est pas à se couper les guiboles pour courir plus vite, mais on va parfois se ruiner la santé pour être plus performant. On ne se remplace pas les yeux, mais on se fait des implants de cheveux ou on se fait redresser le nez. Y a-t-il fondamentalement une différence entre s'injecter de l'EPO pour gagner une étape du tour de France et se faire poser des fibres musculaires synthétiques qui nous feront sauter plus loin ? C'est uniquement notre perception qui est différente car, après tout, une piqûre est largement moins violente que trancher dans la chair et visser dans les os. Pourtant, les dégâts sur l'organisme peuvent être similaires et la vacuité du but recherché est le même.

Le cyberpunk est là, même s'il n'en est qu'à ses balbutiements. Il commence à prendre forme. La lente agonie de notre mode de vie, notre aveuglement volontaire face aux malheurs du monde tout en se repaissant quotidiennement d'informations violentes. Notre rejet même de ce qu'on va pourtant chercher, qui nous force à dire "on vit dans une saucisse" comme pour discréditer toute réflexion sociale avant même qu'elle soit pleinement formulée. Le fait qu'un multimilliardaire puisse décider de couper le réseau internet d'un pays uniquement parce que la guerre qui s'y déroule n'arrange pas ses intérêts. Notre nécessité permanente d'être connecté, les états qui se lient de plus en plus à des multinationales de plus en plus puissantes. Le fait qu'on reçoive ces mêmes PDG comme des chefs d'état. Et pendant ce temps la planète qui se transforme, à cause de nos actions, et qui va bientôt devenir inhabitable pour nous.

Nous sommes dans un univers cyberpunk.

Bienvenue à Night City.